6m 50 … Qu’est-ce que cela peut-il représenter ? Ce pourrait être la longueur du salon de mes parents, la hauteur du pommier dans lequel j’aimais à me percher ou la distance obtenue dans la discipline du saut en longueur lors de joutes scolaires… Rien de tout cela ! 6m50 est le résultat d’une équation définissant une savante formule de jauge bien connue des navigateurs que nous ne résoudrons pas ici …
Foin des appellations mystérieuses, pour être simple, 6m50 est le nom de série d’un bateau à voile, celui dont il sera question ici était très ancien, tout d’acajou, un vénérable ancêtre accastillé de bronze et vêtu de voiles en coton à l’image des garde robes de nos grand-mères. Le 6m50 de mon enfance appartenait à un ami fils de famille aisée, il avait été baptisé Teddy. Le Teddy n’était pas un lévrier des mers ni un canon de la beauté lacustre mais il a embaumé les dimanches des adolescents que nous étions.
Combien de calmes plats agrémentés de folles baignades, combien de coups de vent n’avons nous pas essuyé à son bord et quelles angoisses nos pauvres parents n’ont ils pas vécu à l’occasion de météos on ne peut plus incertaines. La jeunesse ignore la peur, nous ne faisions pas exception à la règle, sillonnant le lac de Genève sous conditions parfois un rien dangereuses. Le Teddy, en bon vieux loup de lac nous pardonnait beaucoup de maladresses et nous sortait de situations délicates, peut-être aussi n’étions-nous pas de si mauvais marins… A 16 ans, nous avions ainsi découvert simultanément la voile, l’alcool et la musique de jazz. La synergie explosive de ces trois éléments nous conduisit souvent dans un charmant petit port rallié après une ou deux heures de joyeuse navigation qui, s’il se souvient de nous doit rougir de ce qu’il a vu et entendu… Arrivés généralement le samedi soir, nous amarrions notre embarcation, sortions de la cale, guitares, saxophones et, dissimulées sous les paillots, l’endroit du bateau le plus frais, quelques bouteilles d’alcool qui si elles ne représentaient pas le nanan des crus, nous permettaient par leur prix populaire quelques écarts de conduite libératrices impensables en période d’abstinence. C’est alors que pouvaient commencer les libations. Les instruments de musique accordés, les bouteilles à portée de goulot, nous blanchissions des nuits de nos délires adolescents parfois accompagnés de marins voisins qui, étant dans l’impossibilité de dormir, vu le bruit, se joignaient à nos fêtes.
Les épopées éthylo-musicales délirantes durèrent le temps de réaliser laquelle de ces passions allait prendre le dessus pour nous accompagner notre vie durant. En plus de la découverte de l’alcool et du jazz, une obsession bien normale à nos âges nous taraudait insidieusement : le sexe. Comment aborder celles qui avant que de devenir mères avaient pour mission, tous charmes en avant, de nous faire goûter aux frissons de l’amour. Nos yeux écarquillés par les naïades de passage et nos sexes prêts à bondir n’en pouvaient plus d’attendre. Mais pour un adolescent boutonneux, encombré de fantasmes libidineux tout droit sortis de revues érotiques, la femme en chair présentait des abords quasi infranchissables. Pourquoi la nature a-t-elle insinué dans nos têtes mâles des pulsions aussi puissantes qu’effrayantes à transformer en actes ? Pourquoi les femmes sont-elles si désirables et tellement infranchissables ?
Pour tenter de comprendre nos inaptitudes respectives, nous nous réunissions en comités secrets, évoquant les stratégies propres aux dragueurs que nous n’étions pas. Au fil des hypothèses pas toujours réalistes, nous étions tous d’accord au moins sur un point : Le temps était venu de passer à l’acte, nous devions franchir le rempart de dentelles odorantes de nos premières femmes, il en allait de notre dignité virile !
Or ce samedi, un peu imbibés du nectar à trois sous, l’ami Claude nous pria de solennellement l’écouter, il avait une information d’importance à nous communiquer. Il avait trouvé la solution à nos frustrations : La solution se trouvait à Lausanne, incarnée par une péripatéticienne dont l’adresse lui avait été secrètement communiquée par un ami dont un ami connaissait un ami… La femme nous attendait le samedi suivant et vu les tarifs prohibitifs des trains, c’est à bord du Teddy que nous avions décidé de la rejoindre.
Un grand silence admiratif suivit cette déclaration accompagné de sensations bizarres au dessous de nos nombrils, il ne fut pas nécessaire de mettre au vote la proposition, samedi marquerait d’un point final cette situation devenue insupportable, celle d’appartenir encore à la famille des puceaux.
Le lendemain, j’avisai mes parents d’une visite à un vieil ami que nous avions projetée pour samedi à Lausanne, pour de futiles raisons de mauvaises notes scolaires, un refus sans appel me fut signifié, l’ami en question pouvait attendre une meilleure opportunité, le sens de l’amitié manquait cruellement à mes parents.
Le samedi libératoire, j’accompagnais tout de même mes amis au bateau, ma virginité obstruant ma gorge d’adolescent frustré, je regardais partir les chevaliers en quête de la plus belle des citadelles, celle-là même qui m’était refusée. Le soir venu me plongea dans les brumes d’une lourde injustice inacceptable qui me frappait, tous les répertoires de fantasmes sexuels les plus inavouables se bousculèrent dans ma tête pour ensuite se diriger vers une turgescence mal contrôlée.
Le dimanche à quatre heures de l’après-midi, je me précipitai en direction du port d’attache du Teddy et me mis à scruter l’infini lacustre, direction Nord-est soit : Lausanne, la ville de tous les espoirs. Je n’attendis pas longtemps. Tout d’abord une minuscule silhouette se détacha de l’horizon bleu, ce pouvait bien être celle du Teddy, je la connaissais si bien. Quelques minutes plus tard mon observation fut confirmée, C’était bien lui, eux, qui pointaient. Poussée par un vent arrière bien établi la fine équipe ne fut pas longue à se trouver à portée de crachat de marin breton. L’équipage me sembla particulièrement agité, des rires et gesticulations anarchiques à tendance obscène me firent penser que la mission avait du réussir. Mon regard montant ensuite le long du mât, j’aperçus une tache rouge de petite taille, avaient-ils hissé au mât un nouveau pavillon, celui de la victoire ?
Arrivés à bon port, je n’eus aucun mal à inciter mes amis aux aveux… Il me fut décrit par le menu la séance mémorable où ces traîtres avaient jetés leurs pucelages aux orties, chacun son tour… ils étaient devenus, l’espace d’une visite à Lausanne, des hommes et moi, un imbécile frustré. L’assistante sociale des sexes en berne avait offert sans retenue aucune, ses charmes un peu alourdis par les ans et son sourire d’ex belle vénale à deux sous à ces mâles en rut, l’urgence efface parfois les exigences. Alors, point d’orgue à la description il me fut proposé de regarder tout en haut du mât et dans un fracas de rires, j’appris que ce pavillon coiffant fièrement le sommet du mât, n’était autre que le slip de la dame, ôté pour la circonstance et discrètement subtilisé après le travail accompli. Un slip rouge en dentelles, rouge comme l’amour, rouge comme le désespoir qui m’avait envahi, une preuve quasi formelle attestant la véracité des récits .
Je ne saurai jamais si les dits récits hauts en couleurs et en sensations érogènes furent relatés pour m’abuser mais qu’importe en somme, ma frustration toucha ce jour là à son comble et même embellies, les histoires de jeunesse nourrissent nos mémoires de pain béni de même que certaines vieilles frustrations prêtent au sourire.
La vie ensuite nous sépara, mes amis et moi, le Teddy fut comme nos jeunesses vendu, lui pour quelques billets, nos jeunesses contre d’aucunes occupations tellement importantes et prestigieuses. Si je perdis de vue mes potes d’alors, la passion de la voile, elle, me poursuivit tout au long de ma vie, la navigation m’autorisait qui sait, à me replonger un peu dans mon enfance, en tous cas, elle m’isolait d’un monde avec lequel je ne me sentais pas toujours en harmonie.
Or un jour, quelque vingt ans plus tard il me prit l’envie de participer à la grande régate lacustre bien connue des navigateurs et réunissant presque cinq cent bateaux : le Bol d’or. D’entente avec un ami navigateur, nous nous présentâmes sur la ligne de départ, à Genève. Après environ une heure de course, nous voguions tirés par ces voiles frémissant de toutes leurs couleurs et bien rondes nommées spinnaker. Je me tenais assis sur la cabine, le regard envahi d’émotion devant le spectacle versicolore de tant de bateaux. Ma vision élargie par la féerie du spectacle m’avait fait ignorer un bateau qui nous suivait à quelques longueurs, son spi était de couleur rouge rayé de bleu… une sensation de déjà vu m’envahit, la proue, peut-être ou la couleur du bois, ou encore le joli pavillon rouge tout en haut du mât, je ne sais pas mais plus je le regardais plus il me semblait familier… Mais bien sûr, c’était le Teddy !
Nous avions traversé les océans de la vie voguant sur nos mers respectives et vingt ans après, ma jeunesse me suivait, prête à me rejoindre. Allait-elle me rattraper ? Une bouffée de romantisme envahit mon âme. Redevenu adolescent pour un instant, les souvenirs du temps jadis, d’un coup de vent ravivés, imprimèrent un sourire sur mes lèvres. Je revoyais mes potes et leur joie de vivre, la musique, l’alcool et … le slip rouge orné de si jolies dentelles. Le vent, sans crever le plafond de l’échelle Beaufort, était soutenu et bien établi justifiant une attention particulière à la manoeuvre plus délicate sous spinnaker.
Tout à coup je fus tiré de mes pensées passéistes et sentimentales. Le Teddy, sous le coup d’une survente accusa un gîte soudaine, une grosse vague pénétra alors dans le cotpick, le bateau alourdi par cette masse indésirable se redressa lentement. Un autre coup de gîte coucha une fois encore le navire et une nouvelle intrusion massive d’eau envahi l’intérieur du bateau qui commença à donner des signes inquiétants de tangage fatal. Le spi toujours bien gonflé, l’arrière du Teddy s’enfonça progressivement dans les flots, la proue par conséquence s’élevant hors de l’eau. Les membres de l’équipage comme médusés restèrent sans réaction aucune, moi aussi. Les minutes qui suivirent provoquèrent en moi une sorte de déchirure, je supporte mal un bateau qui sombre, celui qui était en train de disparaître, encore moins.
J’assistai impuissant à la fin d’un navire, à la fin d’une époque, celle de ma jeunesse qui disparaissait sous mes yeux. Aurais-je pu, du le retenir, prolonger son agonie pour sauver quelques apparences ou devais-je laisser le destin accomplir son œuvre ? L’acte final fut somptueux. Le spinnaker toujours bien gonflé se balançait lentement comme s’il voulait encore une dernière fois propulser les restes d’un bateau agonisant. Peu à peu, comme la jeunesse qui nous abandonne, la proue s’enfonça dans le liquide vital et pendant quelques secondes, l’on ne vit plus qu’un demi sphère rouge rayée de bleu posée délicatement sur l’eau comme une mongolfière sans nacelle. La disparition du Teddy au fond des flots fut suivie de quelques bulles d’air remontant à la surface, un peu bousculées par les remous sinistres de la vie qui s’en va, comme s’il m’offrait un dernier au revoir, je sus à ce moment que ma jeunesse était morte et qu’elle ne reviendrait plus et c’est bien ainsi.