Dans Marins d’eau douce, Guy de Pourtalès, alors jeune écrivain, revisite son enfance et son adolescence passées sur les rives du Léman près de Genève. Il nous fait découvrir les sociétés nautiques et leurs régates, les bakounis des barques aux voiles croisées qui livrent les pierres des carrières de Meillerie et tout le petit monde du lac, pêcheurs ou bateliers des deux rives. Il décrit ses réflexions, ses découvertes et la musique dont il veut faire sa carrière. Une écriture simple et émouvante, un « best seller » de l’époque dont des extraits se sont retrouvés dans les manuels scolaires tels « la régate » qui narre le parcours fantaisiste du grand-père-capitaine qui a l’espoir toujours déçu d’y trouver des « airs » que les autres n’auront pas.
La rédaction de la Gazette va choisir certains passages tirés de ce livre baignés par le Léman.
“… J’étais petit, j’avais 12 ans. Qu’il me semblait large alors, le lac… plus vaste que la mer et plus profond.
Sur les géographies, nous le savions, on l’appelle le Léman. Mais pour nous, il était le lac de Genève, parce que Léman ne signifie rien tandis que Genève est la ville que nous connaissions et dont nous apercevions là-bas les toits brillants. Le lac était notre grand ami des jeudis et des dimanches. Nous n’aimions guère la montagne ni les promenades, ni l’hiver, ni les jours de pluie parce que toutes ces choses nous privaient de lui. Il était le camarade de nos journées heureuses.
Je savais bien ses couleurs : quand souffle le séchard, il est bleu ; il est vert par vent du sud, noir par joran, mauve par les soirs de calme et parfois rose très tôt le matin. “
“ … En automne, par exemple, le soir, on entendait subitement le vent dans la cheminée. Un volet tapait contre le mur, on fermait vite les fenêtres partout et dehors, les feuilles sèches s’envolaient.
Voilà disait grand-père le temps qui se gâte ”
“ … Le lendemain matin, je courrais au bord du lac. Il fallait le voir se ruer contre les murs, contre l’enrochement du port, contre la grève. Il crachait ses vagues par dessus l’Ibis, la chaloupe de grand-père qui roulait d’un côté de son ventre à l’autre en montrant sa quille rouge ”
“ … Le lac est notre bien commun, et nous tous, les riverains,nous partageons ses plaisirs et ses dangers ”
“ … L’homme est heureux quand il a fini ses classes; il achète une maison sur le rivage et un bateau. Il fume la pipe, pêche à la ligne et se couche à minuit quand ca lui chante. Tous ceux qui sont obligés de travailler sont malheureux, le bonheur, c’est d’être rentier. (Filion)“
“ …Grand-père descendait au port. De loin je voyais flotter sa veste blanche sur l’allée et vite je tirais ma ligne hors de l’eau, piquais l’hameçon au flotteur, cachais ma boîte de vers dans la cabane aux voiles. Trois heures. Le séchard a forcé et les focs de l’Ibis s’impatientent et secouent leurs écoutes.
” Eh bien ! Gamin, viens-tu ?
Je sautais à l’avant du canot, Honoré soulevait son béret ; dix coups de rame, nous accostions ; Filion nous tendait la main pour nous hisser à bord.
Quelle belle chose que le pont de l’ibis. Qu’il était propre et doux et sonore de nos semelles de caoutchouc. Large vers le centre il s’effilait aux deux bouts comme un cigare de la Havanne ; il était partagé en deux par le toit vitré de la cabine. Vous eussiez cru marcher sur le dos d’une grosse bête patiente ; on la sentait remuer constamment en tirant sur sa chaîne. Le mât se dressait à l’avant, énorme, verni, tenu en place par les haubans d’acier ; à sa pointe, tout en haut, flottait un pavillon rouge. Honoré souvent y grimpait mais point le vieux Filion. Grand-père regardait les voiles pour s’assurer qu’elles étaient bien tendues et parfois la lourde bôme qui allait et venait le frappait à l’épaule et il jurait : Sac à papier ou nom d’une pipe en remettant d’aplomb son chapeau de paille. Puis il criait : Larguez ! On jetait la bouée par dessus bord, l’Ibis s’inclinait et il fallait vivement amarrer les écoutes. C’est pour la avoir vu faire souvent que je savais ces choses. Grand-père tenait la barre, il ôtait sa coiffure et le vent ébouriffait ses derniers cheveux. Filion démêlait les cordes et les roulait en couronnes. Honoré tirait de sa poche son tabac et l’Ibis tout penché sur tribord, giflant les petites vagues séries, filait vers Hermance en montrant son gros ventre lisse. Au large, le séchard fraîchissait. Alors des cordes se tendaient, les poulies chantaient, l’eau effleurait le pont et accrochait à la bastaque ses mains transparentes. Grand-père me donnait une cigarette : Tu ne le raconteras pas à ta grand-mère !
J’allais m’asseoir à l’avant, près des deux hommes. La proue s’allongeait comme un museau tendu, assoiffé; elle se hâtait et je m’amusais de ses moustaches d’écume. Le beaupré s’élançait, semblable à la corne du narval dont j’avais vu l’image dans un livre de Jules Verne. La lanterne attachée à l’étai figurait un oeil de cyclope. Je naviguais sur la tête d’un monstre marin.
Ainsi nous partions vers un inconnu riant et sans mystère. Si le séchard tenait, d’une seule bordée nous touchions Corsier au fond de sa baie, puis nous croisions sur Coppet-la-Brune, où vivait autrefois cette dame au turban dont le portrait ornait la bibliothèque. Souvent nous allions plus loin encore en longeant la rive vaudoise, ou bien, louvoyant de nouveau, vous virions en face d’un village de Savoie. Alors le lac s’élargissait et prenait comme une autre figure, et la terre aussi devenait moins familière.“
” … Filion ne disait jamais comme les autres. C’était un vieux savoyard, maigre, large, avec une figure rouge et une longue moustache blanche et tombante que je tirais pour le faire enrager. Il naviguait avec grand-père depuis plus de trente années et s’enivrait chaque dimanche soir. Il ne connaissait, pas grand chose à la manoeuvre, n’avait jamais bien distingué la drisse de foc de celle du mât. Toujours, il semblait furieux maisil était bon au fond et c’est son visage seulement qui se montrait grognon. Sur son béret à pompon rouge qui ne le quittait jamais, on déchiffrait : Ibis en lettes d’or tout effacées car le béret de Filion tombait au lac bien souvent. Filion ne savait pas lire, ni nager, ni fumer, ni conter des histoires maisc’est lui qui astiquait les cuivres, démêlait les cordages, nettoyait la cabine, faisait le thé de grand-père. Et parce que vieux tous les deux, grand-père le tutoyait et Filion demeura fidèle jusqu’au bout à son poste inutile.
” Pare à virer… Renvoie.”
Grand père poussait la barre sous le vent, le bateau se redressait, toutes voiles flottantes et la bôme passait d’un coup à bâbord en secouant les poulies sur leur tringle. Les focs se détachaient et Honoré courait pour les amarrer tandis que l’Ibis presque arrêté s’inclinait sur l’autre bord. Les lorgnettes glissaient en travers du pont et tombaient dans le carré. La pipe de grand-père suivait le même chemin puis nous voilà repartis, les voiles rondes en écran contre le soleil, et de l’ombre fraîche sur nos visages tournés vers le nord. Muni d’un bout de ficelle, Honoré m’enseignait à faire des noeuds : Le bonnet de turc, le noeud de rides, le noeud de hauban, le huit, le noeud plat, le noeud d’anguille. C’était un vrai marin de mer qu’Honoré, il venait de Cannes. Cela se voyait à ses yeux vifs, à ses pieds agiles et s’entendait à son accent du midi “
” … Vous souvenez-vous de Baptistin, monsieur Jean ?
– Je crois bien !
– Le pauvre, il s’est perdu en mer l’hiver dernier.
– Pas possible, cria le grand-père.
– Mais oui, monsieur, il avait acheté un bateau, le Saint-Honorat pour faire les îles et la pêche. Un soir, il s’en va tout seul, comme d’habitude par un joli mistral. J’étais sur le port; il met le cap au large puis on voit qu’il pique vers la Corse. Nous regardions les voiles du Saint Honorat en partence et nous ne pensions guère qu’on ne le reverrait plus. Et pourtant nous ne l’avons plus jamais revu. Quinze jours plus tard, le fils Longeon revenait d’Italie sur sa tartane. Il avait rencontré un canot en route mais tout désemparé et sans plus personne à bord. C’est ainsi que s’est perdu en mer le pauvre Baptistin.
Ce Baptistin avait été chez nous pendant une saison ou deux. Son noir visage ressemblait à celui d’Honoré et un doigt manquait à sa main gauche. Quand on lui demandait pourquoi, il disait : Eh ! C’est une sardine qui me l’a coupé !
“… Filion préparait le thé dans la cabine. C’était une toute petite cabine mais si confortable : Une couchette de chaque côté et une table à roulis au milieu. A la cloison, un baromètre à côté d’une pendule. Mais j’aimais surtout la cabine pour sa bonne odeur de goudron et de ripolin. Ca sentait le voyage là dedans, le long voyage maritime. Mes yeux se fermaient… et voici : L’Ibis devient une goelette balancée sur l’eau d’un port.
“ … Grand-père avait chaud; Honoré aussi; moi aussi. L’Ibis était immobile, vertical et ses voiles inutiles pendaient. La bôme grinçait, les écoutes traînaient dans l’eau; deux papillons se poursuivaient, se perdaient au fond du ciel blanc. Le calme faisait le lac semblable à une nappe immense, fraîchement repassée, sans un pli et l’on ne tardait pas à virer pour rentrer.
” … L’auteur du parfait – guide Manuel débutait par cette introduction :
La pêche est l’exploitation des produits que recèlent dans leur sein les éléments liquides. Le règne animal fournit à la pêche des aliments innombrables autant que variés. soit que le pêcheur pourchasse les monstres des mers soit qu’il tende ses embûches aux poissons de toutes sortes qui peuplent les eaux. Pour être un bon pêcheur, il faut surtout de la patience. Voyez donc ce bon bourgeois lançant avec précaution sa ligne à l’eau. Quelle anxiété se lit sur son visage ! Quelle comique déception lorsequ’il retire sa ligne infructueusement ! Quelle joie enfantine lorsque le poisson frétille au bout de l’hameçon.
” …Tout de suite, une perchette s’approchait. La perchette est un petit poisson, à peine plus long que le pouce. D’un vert doré en dessus, son ventre est blanc et ses nageoires oranges. Son dos porte des rayes noires transversales qui imitent le dessin régulier d’une algue. La perchette est prudente, sauvage et difficile à pêcher. Elle aime l’eau profonde et l’ombre froide des rochers. On l’aperçoit rarement se prélasser comme une sardine. Vous ne la verrez point, comme celle-ci se jeter sur l’hameçon garni de mie de pain.
” … J’attrapais les sardines négligentes venues tout droit vers mon ver sans se douter de rien. Je les assommais en les projetant de toutes mes forces sur le sol. Leurs corps brillaient dans l’herbe. Parfois l’une ou l’autre sautait encore en ouvrant le museau, leurs écailles restaient collées à mes doigts. Elles étaient bleues ert sentaient mauvais.
” … Mais le plus important plaisir des saisons d’été restait sans contredit les régates. Elles avaient lieu le dimanche. On nous menait d’abord à l’église, une jolie petite église où ma mère s’était mariée. Nous n’écoutions guère le sermon, ni Edmond ni moi. Trop occupés de la régate imminente, du temps qu’il faisait du vent qui soufflait. C’était un grand soulagement quand le vieux pasteur presque aveugle terminait le culte par la bénédiction : “Allez en paix et que le Dieu de paix soit avec vous et vos familles, amen.” Nous nous jetions dehors, nous levions la tête vers le ciel, nous inspections la marche des fumées sur les toits. L’Ibis sous voiles nous attendait, on s’embarquait tout de suite, on cinglait vers Bellerive. Sur la terrasse du restaurant Baplanche, une longue table était dressée et les sociétaires de la nautique arrivaient par groupes en gesticulant, les pronostics circulaient :
” C’est le temps de l’Ondine
– Brise moyenne, c’est la régate du grèbe.
– Peuh ! ciel trop bleu, la brise crèvera vers deux heures
– Voyez-vous ces rouleaux sur le Jura, c’est du joran pour plus tard.
– A table! faisait le président, un gros monsieur très rouge qui en disait de raides.
Les servantes apportaient l’omelette puis l’entrecôte et des saladiers remplis de pommes de terre frites. Ces messieurs parlaient beaucoup.
” … A deux heures le premier coup de canon qui signifie attention ! Levez l’ancre préparez vous à partir. Grand-père virait de bord, se rapprochait de la ligne de départ et c’est moi qui tenait la montre et comptais le temps écoulé.
” Voyons Jean, combien de minutes encore ?
– Encore dix.
– Diable !
Alors il donnait un coup de barre et nous restions immobiles un instant, le nez dans le vent. On voyait l’Ondine, le grèbe, le Vanneau se rapprocher les voiles pleines. Honoré se tenait accroupi, une main sur les écoutes de foc.
– Plus que cinq minutes, grand-père, plus que trois…
– Sac à papier, nous sommes trop loins, laissez porter… et l’Ibis s’inclinait paresseusement.
– Allons, Filion, fiche donc quelque chose !
Mais Filion ne sachant quoi faire, se mettait à ranger les cordes.
-Plus qu’une minute, plus que trente secondes, vingt secondes.
… Nous étions bien loin généralement quand tonnait le second coup. Honoré en son patois exhalait d’obscures paroles. Grand-père enrageait et invectivait son vieux bateau mais nous savions bien qu’un autre dimanche ramenerait des fautes semblables. Déjà l’Ondine avait coupé la ligne suivie de Vanneau. Mais grand-père pensait ratrapper ce retard par la science de ses manoeuvres. “Mâtin, l’Ondine et Vanneau marchent bien mais les airs vont caler au large et nous tireront à la côte pour chercher le joran.” Grand-père mettait tout son espoir dans le joran. Une risée, disait-il, une ride, un rien et nous filons droit sur la bouée de Coppet.
… Une fois cependant, tout se passa comme il l’avait prévu. Le séchard d’abord frais tomba. Le Grèbe en tête était très loin suivi de deux autres et l’Ibis fidèle à sa tactique avait gagné la côte où devait souffler le joran. Nous l’attendions sans patience. Il vint au bon moment et pour nous seuls…
… “Le joran ! Cette fois je ne me trompe pas” L’instant d’après l’eau se couvrit de rides.
“Attention ! Bordez tout !”
… C’est l’année suivante, je crois que nous entreprîmes notre premier tour du lac. Ce projet effrayait beaucoup ma grand-mère.
“Le tour du lac en bateau ! Seuls ! Sans matelots ! Mais Charles quelle folie !…
… C’est ici que l’eau est profonde et noire comme dans les lacs de montagne. Chez nous les montagnes sont lointaines. Mais depuis Evian elles se rapprochent toujours davantage et à St Gingolf elles obliquent par la vallée du Rhône pour former les alpes valaisannes. Partout où sont des montagnes, il y a de l’ombre et du silence et du froid.
“…Mais avant de reprendre le travail, grand-père nous déclara qu’il avait à nous parler sérieusement et il nous fit venir dans la bibliothèque, il s’exprima avec simplicité. L’un de vous va avoir quatorze ans et l’autre en a passé quinze or vous ne savez pas grand chose…
… Justement grand-père, j’ai mes goûts et mes idées alors n’est-ce pas, j’ai réfléchi et voilà : Je pense que je serai musicien. Le mot tomba et fut suivi tout de suite d’un éclat de rire puis d’un silence, d’un terrible silence pendant lequel je n’osai pas lever les yeux…
… Musicien ! S’écria grand-père, tout à coup. Musicien ? Et de quel instrument joueras-tu, s’il te plaît ? Du piano, de la flûte ou du cornet à piston ? Ah ! par exemple ! Comme… un fruit sec de plus dans la famille alors ! Mais petit malheureux, pour être musicien, il faut avoir du talent !
J’en aurai peut-être, grand-père !…
Si vous avez aimé ces extraits, la rédaction de la gazette vous incite chaudement à vous procurer les deux petits ouvrages : Guy de Pourtalès Marins d’eau douce, 2 volumes, édition Mini Zoe, chacun à 5 francs ! Un régal …